Je suis oublié


Posté par Thomas Debesse le 17/01/2015 à 05:49. cc Licence CC by (copiez-moi !)

Ça y est, on l’a déjà oublié. Le premier mort de froid de l’hiver 2014 était même tellement discret et effacé qu’il avait attendu le 29 décembre pour mourir ! Il aurait suffit d’un rien pour que l’année 2014 soit une année sans mort de froid, au grand regret des rédactions en quête d’article sensationnel et de titre choc.

Entendons-nous bien, l’année 2014 a failli être une année sans mort de froid, mais n’a pas été une année sans mort de la rue.

Le collectif Les morts de la rue nous rapporte quelques paroles étranges reçues de la part de journalistes :

- je vous appelle pour le premier SDF mort cette année
- nous avons appris plus de 400 décès de personnes sans domicile !
- oui, mais le premier mort de froid

dossier spécial morts de froid

Mort anonyme

Je connais le collectif Les morts de la rue pour être ceux qui ont enterrés un de mes amis. Cet ami passait ses hivers de rue sur une plaque d’air chaud, perpétuellement chaude, et pour y avoir dormi aussi : toujours brûlante.

Pour cet ami et ses compagnons, l’ironie de l’hiver étaient qu’ils ne devaient pas craindre le froid, mais les brûlures graves. Il suffisait d’un mauvais geste et l’alcool et la fatigue aidant, un manque de réaction adaptée pour se brûler gravement pendant le sommeil, tandis que les journaux titraient les vagues de froids. Les brûlures étaient pour ces hommes le deuxième risque de toutes les nuits, avec les agressions.

Pardon, je corrige : « les brûlures sont pour ces hommes un risque de toute les nuits », car cette nuit encore quelqu’un a dormi là.

Cet ami est mort anonymement, il a été enterré anonymement, avec des hommes qu’il ne connaissait pas, par des hommes qu’il ne connaissait pas.

Cet ami n’est pas mort de froid.

Industrie du spectacle

Comme le relève le collectif, ce n’est pas le froid qui tue, c’est la rue qui tue. Le froid est normal l’hiver dans notre pays, ce qui n’est pas normal, c’est de vivre à la rue.

Mais ça ne compte pas, ce qui importe, c’est l’industrie du sentiment, et s’il n’y avait pas de morts de la rue, il faudrait les fabriquer.

Mourir d’un cancer dans la rue, mourir d’une bagarre dans la rue, mourir d’une overdose dans la rue, ça n’a pas la même valeur que de mourir de froid dans la rue : ça ne fait pas vendre de journaux !

Le collectif nous rapporte encore l’appel étonnant d’un journaliste encore moins scrupuleux :

- bonjour, vous n'auriez pas un mort de froid antillais, si possible à Paris ?
- euh non, ... on ne les fabrique pas sur mesure...

On le sent d’ici l’article sur fond raciste de culpabilisation coloniale du pauvre indigène venu de sa lointaine île mourir de froid en métropole (super bonus maxi combo)… On le voit d’ici le titre choc, le titre qui tue : « Antillais, il meurt de froid à Paris ». Il faut accrocher le lecteur, il faut apitoyer les lecteurs, il faut indigner les lecteurs, il faut servir aux lecteurs du sentiment prêt à ressentir, les rassasier de tous ces sentiments attristés qu’ils ont tant besoin de vivre, depuis qu‘ils ont fui leur voisinage pour s’enfermer regarder la télé.

Il y a des émotions que le cinéma ne peut pas provoquer, comme celle de s’indigner de la mort d’un vrai mort de froid qui nous semble soudain si proche lorsque sa mort est relatée dans un journal, celui qu’on enjambait encore peut-être le matin-même.

Et voici que l’homme est attristé, rassasié et satisfait de ce sentiment au fond de lui-même qui lui rappelle combien il est humain lui aussi.

« Répondre à l’urgence ne suffit pas », rappelle le collectif, mais si on ne se limitait pas à l’urgence, on ne pourrait pas faire de gros titres.

Je suis oublié

je suis oublié

Voici l’industrie du spectacle dans toute son horreur, et chacun de nous s’abreuve de sentiments servis là que pour nous rassasier, et nous satisfaire, et nous nous endormons alors, repus de pitié, de révolte et d’indignation.

Mais le premier mort de froid est déjà oublié, car il a fallu nous montrer des hommes se faire tuer en direct, ce que le cinéma ne sait pas montrer : de vrais hommes mourir pour de vrai ! Il a fallu nous montrer ces interventions de forces spéciales à l’œuvre, et tant pis si cela met la vie des otages en danger, il faut abreuver le spectateur d’émotion, il faut satisfaire son besoin de peur, de colère, de tristesse, de deuil, et s’il n’y avait pas d’otages, il faudrait les fabriquer.

S’il n’y avait pas de morts de la rue, il faudrait les fabriquer.


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