Posté par Thomas Debesse le 09/11/2015 à 22:10. Licence CC by (copiez-moi !)
Je me vois le premier étonné de répondre à un top de topito, et plus exactement à un vulgaire partenariat avec une confédération de professionnels de la triperie ! Mais pour une fois on va parler un peu littérature, ce sera l’occasion de citer Céline.
Tagliatelles, domaine public par Mathias Braux
Au temps des vessies
Ainsi le top tente d’expliquer l’expression « Avoir le cul bordé de nouilles », pour signifier « être très chanceux » :
Une personne sous le pseudo de « Bon appétit bien sûr » complète cette explication et précise le fondement (haha) de cette expression ainsi :
On comprend vite le choix du pseudo, et cette expression semble très plausible. Pourtant, je ne peux m’empêcher de me demander s’il n’y a pas une autre explication… Certaines expressions on parfois plusieurs explications, et parfois on en oublie le sens de certaines et on en donne un nouveau, et c’est ce sens-là que l’on veut donner.
Voyez par exemple l’expression militaire « au temps pour moi » que le locuteur emploie pour exprimer la reconnaissance de son erreur, et se désigner comme fautif. Cette expression vient du désordre que peut avoir un mouvement militaire lorsque les soldats ne sont pas au même temps, et qu’il faut donc rappeler au temps.
Cette même expression se retrouve en musique, dans un orchestre dont le chef donne le temps. Pourtant de nombreuses personnes, par erreur, écrivent l’expression homonyme « autant pour moi ».
Malgré que cette graphie soit initialement erronée, il peut être mal placé de reprendre une telle graphie comme une erreur si le locuteur a réellement l’intention d’exprimer la grandeur de l’erreur qu’il s’attribue, voire une comparaison.
Ainsi la formulation « tout est raté, autant pour moi » est juste, tout comme la formulation « tu t’es trompée ? autant pour moi » est juste. Ainsi, parce que la première expression avait été incomprise, une seconde expression, homonyme mais pas tout à fait synonyme, a été forgée. Il serait inconvenant de corriger la nouvelle expression forgée par une méprise sémantique lorsqu’elle est utilisée dans ce sens nouveau.
Un autre très bon exemple est l’expression « ne pas prendre des vessies pour des lanternes ». L’ironie de l’histoire a fait qu’on appelle aujourd’hui « lanterne » ce qu’on appelait alors « vessie » et « vessie » ce qu’on nomme désormais « lanterne ». Comme quoi, c’était bien la peine de mettre en garde !
La culotte de dentelle
J’ai souvent lu cette expression « avoir le cul bordé de nouille » à propos de personnes chanceuses, mais qui tenaient cette chance à des privilèges (comme être bien né, avoir des parents généreux, un bel héritage), celui d’être chanceux d’être « fils à papa ». L’expression « pourri-gâté » (autre expression culinaire) s’en rapproche. Ainsi donc « avoir le cul bordé de nouilles » pourrait signifier à « avoir le cul bordé de dentelle », un peu comme l’expression « être né avec une cuillère d’argent dans la bouche » (autre expression culinaire que l’on peut décliner avec l’or), mais en ajoutant à la notion de jalousie la notion de chance.
Cette signification pourrait également être rapprochée de l’expression (non culinaire) « péter dans la soie » (expression très XXe siècle pour dire « bling bling ») qui se moque des bourgeois dont on jalouse les facilités financières, mais qui, derrière l’apparat, restent des hommes qui se mouchent et font caca.
On pourrait également citer le Mérovingien¹ :
Les nouilles et la dentelle
Ainsi donc, est-ce que la nouille ne ferait pas référence à la dentelle ?
Louis-Ferdinand Destouches dit Céline rappelle² combien il était condamné à manger des nouilles chez sa mère commerçante en dentelle. Car la dentelle retient les odeurs et pour éviter que la dentelle ne s’imprègne des odeurs, les dentellières mangeaient des nouilles (aliment peu odorant) pour éviter de rendre la dentelle invendable.
Ainsi donc, si la dentelle avait une odeur, c’était celle des nouilles.
Notez d’ailleurs l’usage du terme « lessiveuse » pour désigner une marmite, car à cette époque, on lavait le linge en le faisant bouillir dans de grandes marmites en fer appelées lessiveuse, et par association, il était commun de désigner une marmite par ce terme de lessiveuse, notamment dans une famille qui vend du textile.
Cette citation rappelle une autre expression culinaire non évoquée dans ce top : « être dans la panade ». La panade était une soupe de pauvre où l’on faisait bouillir dans de l’eau des croûtes de pain, du sel, du beurre (ou du lait) et un jaune d’œuf. Par extension, la préparation (eau, sel, beurre, farine) auquel on ajoute l’œuf pour former la pâte à choux s’appelle également la panade.
On peut donc imaginer qu’être dans la panade serait une forme évoluée d’ « être cuit » (autre expression culinaire qui n’a pas le même sens qu’ « être grillé »), mais avec l’idée « d’être mijoté » comme si non seulement on avait touché le fond, mais que c’était interminable : l’idée d’un drame dont on n’arrive pas à trouver l’issue, ou une succession ininterrompue de drames qui vous remettent toujours au fond.
Cette idée de panade contient cette idée de durée un peu comme dans « être cuit à petit feu » (autre expression culinaire) mais cette autre expression a un autre sens et semble plutôt faire référence au syndrome de la grenouille qui se laisse cuire tant que l’on fait monter doucement la température pour ne pas l’inquiéter.
L’autre sens de la panade est cet aliment infantile belge, préparé en écrasant des légumes ou des fruits. Et le fait d’être écrasé par le souci correspond assez bien à l’idée d’« être dans la panade », ce qui permet d’ailleurs de « se faire manger tout cru » (autre expression culinaire). Cependant, dans ce cas, ce serait plutôt « être en panade » qu’il faudrait dire, la formulation « être dans la panade » est plus compatible avec l’idée du bouillon.
Ainsi, je ne sais lequel de ces deux sens de l’expression « avoir le cul bordé de nouille » est le premier, celui peu ragoûtant des prisonniers (et qu’on n’envie pas nécessairement de partager) et celui exprimant une chance qu’on jalouse.
J’ai comme l’impression qu’aujourd’hui c’est ce dernier sens qu’on signifie, ou que du moins, par pudeur, ce soit qu’on se veut préférer.
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¹ Lambert Wilson dans Matrix Reloaded (2003), écrit par les Frères Wachowski.
² Entretien avec Louis Pauwels et André Brissaud pour la Télévision Française (enregistré en 1959 et diffusé en deux parties en 1961, intitulé « D’un Céline à l’autre »).