Posté par Thomas Debesse le 10/04/2015 à 06:15. Licence CC by (copiez-moi !)
Jamais je n’avais pensé qu’un jour je traiterais de musique pop et de télé-crochet dans ces colonnes, et cela étonnera tous ceux qui savent à quel point je suis désabonné des top 40 et combien la télévision a toujours été absente de ma vie, mais aussi incongru que cela puisse paraître, oui, je suis bien en train de réagir à la prestation de Yoann dans le dernier épisode de The Voice alors qu’il reprend Désenchantée de Mylène Farmer.
On peut accuser Mylène Farmer de complaisance avec tout ce qui nous ruine, mélancolie, dépression, mort, désillusion, doute, acédie, perte d’identité… mais on pourra difficilement reprocher la justesse des textes et de la mise en scène à celle qui chante « Quand tout est gris la peine est mon amie ».
Je ne connais pas les inspirations de Mylène, mais il faut avouer qu’elle sait toucher très juste au fond du drame humain.
Ceci n’est bien sûr qu’une perception personnelle de son titre Désenchantée, comment cette chanson me rejoint dans mon expérience.
Si le ciel a un enfer le ciel peut bien m'attendre…
Quand même le suicide est impossible parce qu’il ne saurait nous retourner au néant, quand même la mort a trop d’existence encore, on entend ces paroles d’une autre manière :
Des lendemains
Attendre ici la fin
Flotter dans l'air trop lourd
Du presque rien »
Quand ce qui semblait presque rien devient un brouillard que rien ne semble disperser. Quand la vie devient un infini d’absence. Quand la vie semble un anéantissement plus grand que la mort. Quand la mort s‘efface même de l’horizon, et qu’on ne peut même plus l’appeler sur soi, alors résonne :
La vie n'a rien de tendre
Si le ciel a un enfer
Le ciel peut bien m'attendre »
Quatre ans plus tard Mylène chantera Rêver, et dira en écho :
Nous laissent comme un monde avorté
Suspendu pour l'éternité »
Si je dois tomber de haut que ma chute soit lente…
Quand le sol se dérobe et que dans l’effondrement de son être on craint même de le retrouver, et quand pour combler le vide, le monde ne propose que le déni :
Que ma chute soit lente
Je n'ai trouvé de repos
Que dans l'indifférence »
Quand l’accouchement donne la mort plutôt que la vie et désenchante la génération, ces mots résonnent étrangement dans le corps qui a vécu la mort de l’enfant qu’il a porté, et que ce corps n’est pas innocent de cette mort :
je voudrais retrouver l'innocence
Mais rien n'a de sens,
et rien ne va »
Dans ces vents contraires comment s’y prendre ?
Il faudra noter le geste que fait la chanteuse dans la chorégraphie de son Mylenium tour, geste qu’elle déploie depuis son propre sein lorsqu’elle chante, comme pour donner la parole à son uterus :
De tout entendre »
Noter surtout le geste d’écoute maternel qu’elle pose avec les chorégraphes sur ces mêmes paroles dès ses passages télévisés en 1991, et encore à Bercy en 1996, et à Bercy en 2006 et c’est probablement dans ce concert que le geste est le plus intime, un geste d’intimité plus maternel que celui qui est posé sur les paroles suivantes, pourtant plus explicites, et que Yoann a tu :
À quel sein se vouer »
Nous bercer dans son ventre »
Noter comment les chorégraphes posent la main au même endroit lorsque la chanteuse demande « À quel sein se vouer » dans la chorégraphie originale, et Mylène seule sur « rien n’a de sens et rien ne va », avec toujours ce rapport à la maternité.
Qui peut prétendre nous bercer dans son ventre ?
Ces quatre vers sont donc les seuls vers que Yoann n’a pas interprété dans sa prestation.
Noter comment le clip officiel commence par une scène de lapidation, dans un camp de travail. Noter comment cette lapidation est le rite initiatique par lequel la femme est accueillie par une population carcérale exclusivement masculine, résignée et opprimée par la tyrannie des femmes que sont les geôlières. Noter comment l’enfant qui humiliait la femme lors de son initiation la précède ensuite l’arme à la main pour lui ouvrir le chemin de la liberté.
Mais le film se termine sur une immensité de glace, et c’est peut-être pour y répondre que Mylène dira encore dans Rêver : « Là où il va il fait un froid mortel si l'homme ne change de ciel ».
C’est une question qui restera peut-être sans réponse… Était-ce la volonté de Yoann de ne pas chanter « Quand la raison s'effondre à quel sein se vouer » ni « Qui peut prétendre nous bercer dans son ventre », ou bien était-ce la volonté de son coach, ou encore la volonté de Mylène qui veut peut-être réserver ces paroles aux femmes ? Était-ce la volonté de la chaîne de télévision du service public, ou bien la volonté de celle qui chante « pour l'I.V.G. ou en bulle, on a besoin d'amour » ?
Peut-être ne saurons-nous jamais pourquoi les paroles les plus explicites du texte auront été tues en plein débat sur le délai légal de réflexion avant un avortement, avortement qui est devenu pour une femme sur trois le rite initiatique obligé de leur féminité. Je n'ai trouvé de repos que dans l'indifférence.