Posté par Thomas Debesse le 15/04/2015 à 21:12. Licence CC by (copiez-moi !)
Pour RCF Méditerranée j’enregistre en ce moment une série d’émissions¹ sur le sujet du dialogue islamo-chrétien, émissions qui soulèvent des questions très intéressantes. À chaque fois les émissions se déroulent ainsi : deux personnes d’un même groupe de dialogue sont invitées (Coexister, Groupe d’Amitié Islamo Chrétienne, etc.), l’un musulman, l’autre chrétien, et l’animateur leur donne la parole pour témoigner de leur parcours, de leur engagement, et de leur expérience.
Ainsi on voit de belles choses comme l’amitié qui doit être première. Beaucoup témoignent de l’importance de voir l’autre comme une richesse et un apprentissage, j’ai été particulièrement touché par la démarche de cette marocaine vivant en France qui déclare, je cite, vouloir « découvrir les piliers de la religion du pays où je vis ». L’acte de foi de chacun est sincère. Beaucoup insistent sur cette joie de découvrir ce que l’autre vit, et aussi de la joie de témoigner de ce que l’on vit soi-même.
Aussi, certains chrétiens témoignent ouvertement de l’exigence que cela implique, ce dialogue qui les oblige à creuser leur foi chrétienne. Mais ce qui me met mal à l’aise, c’est de ne pas vraiment entendre en retour les musulmans témoigner de ce dialogue avec leur propre foi. J’entends leur foi, leur amitié, leur respect, leur charité, mais je n’entend pas vraiment ce dialogue du musulman avec l’islam.
J’entends le dialogue du musulman avec le chrétien, j’entends le dialogue du chrétien avec le musulman, j’entend le dialogue du chrétien avec le christianisme, je n’entends pas vraiment le dialogue du musulman avec l’islam².
L’homme est il l’ennemi de ce qu’il ignore, ou est-il l’ennemi de son ignorance ?
Ainsi, beaucoup de chrétiens insistent sur l’ignorance qu’il faut vaincre : ignorance de soi, ignorance de la foi, ignorance de l’autre. Ce mot revient souvent, essentiellement de bouches chrétiennes.
Une fois, alors qu’une femme chrétienne ne cessait d’employer ce mot d’ignorance, la femme musulmane qui l’accompagnait s’écria, « ah mais nous avons un proverbe arabe qui dit cela : “L’homme est l’ennemi de ce qu'il ignore” ». Alors à la fin de l’émission j’ai demandé à cette femme : « de quoi parle ce proverbe, quel est l’ennemi de l’homme : son ignorance (le fait d’ignorer), ou l’objet de l’ignorance (ce qu’il ignore) ? ». La femme musulmane ne sut pas répondre à cette question.
Alors en fait, voici le proverbe en entier, ce proverbe dit :
Voyez-vous, ce proverbe ne parle pas de sa propre ignorance, mais de l’ignorance de l’autre. Ce proverbe dit que l’homme est l’ennemi de l’objet de son ignorance, et que l’homme est l’ennemi de ceux qui ignorent, et que l’enseignement de l’autre (et non de soi) est le moyen de le vaincre.
À aucun moment ce proverbe ne parle de l’ignorance de l’homme lui-même. À aucun moment ce proverbe parle de vaincre sa propre ignorance, il parle seulement de vaincre celle des autres, et de vaincre ceux que l’on ignore.
Il s’agit seulement d’enseigner aux autres sans se remettre en cause soi-même. Il ne s’agit là que d’une maxime de conquête (d’une intelligence stratégique remarquable) de préférer l’enseignement à la force. Ce proverbe ne fait rien d’autre qu’encourager à enseigner ses ennemis pour éviter de conquérir par la guerre . D’autres diront plutôt : celui que tu veux vaincre, séduis-le. Si on applique ce proverbe à l’islam, il s’agit de préférer la da`wa (invitation au non musulman à écouter le message de l'islam) au djihâd (lutte).
Cette anecdote illustre bien cette double difficulté souvent rencontrée dans le dialogue islamo-chrétien. Premièrement, la difficulté d’un discours qui semble employer des mots similaires et qui semblent se rejoindre, mais au sens frontalement opposé, et l’ignorance du musulman sur le sens de ces mots. Secondairement : le dialogue ne se tient pas au même niveau.
Celui qui ne sait reconnaître que l’ignorance de son prochain et non la sienne, celui qui ne peut interroger sa propre ignorance, est condamné à rester ignorant, et à ne jamais se trouver.
Celui qui ne sait distinguer l’ignorance et l’objet de l’ignorance témoigne de son incapacité à imiter Abraham dans le commandement qu’il a reçu de Dieu : Lekh Lekha : « va vers toi-même ».
Dialoguer avec sa foi
La foi chrétienne est tellement grande qu’elle ne craint pas de se soumettre au jugement impitoyable de la raison. Le dogme chrétien soumet la foi au risque de l’homme. Le christianisme ne reconnaît pas d’autre autorité morale à l’homme que sa propre conscience. Ainsi, le Catéchisme de l’Église Catholique précise :
Le christianisme prend ce risque : l’homme doit toujours écouter sa conscience, même si en écoutant sa conscience, l’homme se trompe et va contre Dieu. Le Catéchisme de l’Église Catholique reconnaît cela sans équivoque :
L’homme n’a pas d’autre autorité morale que sa conscience, mais cela ne l’empêche pas de se tromper. Il lui faut pourtant écouter sa conscience, même dans l’erreur. Ainsi Thomas d’Aquin écrit-il dans sa somme théologique :
Il n’hésite alors pas à déclarer :
Ainsi, Thomas d’Aquin écrit explicitement que même si croire au Christ est une chose bonne, croire au Christ si sa raison s’y oppose est une mauvaise chose, puisqu’il faut toujours obéir à sa conscience même lorsqu’elle est erronée. Si la conscience de l’homme refuse le Christ, l’homme doit refuser le Christ. Voici le risque que prend le christianisme depuis 2000 ans, voici la liberté que le christianisme donne à l’homme, et avec cette liberté, en donnant aux chrétiens le droit de renier le Christ en conscience, le christianisme n’a pas disparu…
Alors il faut cependant se demander, comment peut-on choisir le bien si sa seule conscience fait autorité ? La réponse est simple : l’homme a le devoir d’éduquer sa conscience et faire preuve de prudence (i.e. agir selon cette conscience cf. CEC 1780). Parce que l’homme est libre de refuser la vérité en conscience, l’homme a le devoir d’éduquer sa conscience à reconnaître la vérité. L’homme ne sera pas jugé pour les actes erronés qu’il aura posé en étant convaincu de bien, mais l’homme sera jugé pour n’avoir pas éduqué sa conscience à reconnaître ce mal et pour n’avoir su s’empêcher de faire le mal en étant convaincu de bien. Ainsi le Catéchisme de l’Église Catholique précise :
L’homme est en effet dans le devoir de veiller à l’éducation de sa conscience :
Thomas d’Aquin dit alors :
Voilà le secret de la liberté du christianisme : le christianisme prend le risque de la raison et de la conscience de l’homme, Dieu ne jugera pas sur les erreurs faites dans l’ignorance, mais Dieu jugera pour n’avoir pas pris les moyens de vaincre cette ignorance. La responsabilité de l’homme pour ses actes mauvais posés en suivant sa conscience erronée n’est pas dans le fait d’avoir suivi sa conscience erronée, mais de ne pas avoir vaincue son ignorance, et de ne pas s’être soumis à l’autorité de sa conscience.
Le christianisme est cette religion qui a tellement confiance en elle qu’elle permet à ses fidèles de douter, et qui encourage ses fidèles à creuser leur doute, et à écouter leur conscience même lorsque leur conscience contredit le christianisme. Le christianisme est cette religion qui a tellement confiance en elle qu’elle permet à l’homme de la refuser, car elle est tellement persuadée de sa justesse qu’elle sait par avance que l’homme qui refuse le Christ en vérité est capable de l’accepter en vérité.
Ainsi, le christianisme n’est pas seulement une foi, il est une raison et une conscience.
L’homme doit donc toujours écouter sa conscience même si c’est pour se tromper, s’il est convaincu de ne pas se tromper. L’homme doit même agir contre Dieu, s’il est convaincu en conscience de ne pas se tromper³.
C’est en fait la condition de la liberté de l’homme, il faut donner à l’homme cette liberté pour garantir que s’il choisit Dieu, il le choisit pleinement et librement, et non par soumission à une autre autorité que sa propre conscience !
Puisque seule sa propre conscience est sa propre autorité, l’homme sera jugé sur l’éducation de sa propre conscience. La sainteté de l’homme, c’est d’avoir vaincu sa propre ignorance (pas d’avoir vaincu l’ignorance de l’autre), et de s’être soumis à cette conscience éduquée.
Éprouver sa foi au jugement de la raison
Ainsi les chrétiens témoignent souvent de leur propre épreuve de foi dans ce dialogue inter-religieux, quand les musulmans témoignent surtout de la force de leur foi.
J’invite donc le musulman à entrer lui aussi en dialogue avec sa foi, car si le musulman croit par ignorance, que vaut sa foi devant le créateur ?
J’invite donc le musulman à prendre ce risque : aller vers lui-même, et éprouver sa foi au jugement de sa raison. C’est une chance pour le croyant, car si la raison valide la foi, si la foi subsiste lorsque l’ignorance est vaincue, alors là est la vraie sainteté, et le créateur saura le reconnaître au jugement.
Je commence donc par une première question, simple, à propos du takbîr, « Allah est le plus grand ». Cette proclamation de foi, appelant la prière, exprime la supériorité du créateur. C’est un superlatif, cela signifie que tout lui est inférieur, c’est donc une comparaison, une comparaison avec tout. Il est très important de relever ce superlatif (et donc ce comparatif), car n’est pas exprimée ici la grandeur du créateur (Allah est grand) mais la supériorité comparée du créateur (Allah est le plus grand / Allah est plus grand).
Voici donc le problème posé : Dans la morale musulmane, le créateur ne tolère ni la comparaison⁴ avec d’autres divinités (polythéisme⁵), ni la comparaison avec la création (associationnisme⁶). En d’autres termes, le takbîr (appel à la prière) contredit la shahâda (profession de foi).
Peut-on appeler à la prière avec un blasphème⁷ ?
Peut-on vivre sa foi en conscience dans l’ignorance de la réponse à cette question ?
J’invite donc le musulman à dialoguer avec l’islam.