Posté par Thomas Debesse le 23/12/2022 à 17:45. Licence CC by (copiez-moi !)
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Sommaire :
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Épisode
Le Magnificat dont nous venons d’écouter un extrait est écrit par le compositeur Estonnien Arvo Pärt et interprété par l’ensemble Le Nueove Musiche. J’ai découvert Arvo Pärt avec son De Profundis, et j’apprécie comment le Magnificat, le De Profundis, le Nunc Dimitis et d’autres de ses œuvres implémentent la notion de temps. Je ne parle pas là d’un temps dans une mesure mais de la temporalité, la relation qu’il faut développer avec le temps pour écouter l’œuvre, et comment il faut laisser accueillir en soi le temps nécessaire à l’œuvre pour qu’elle se déploie intérieurement.
Bien que le Magnificat soit un chant de visitation, la lenteur et la délicatesse de cette introduction pourrait aussi être celle des anges qui prennent garde à ne pas réveiller un enfant.
Le froid de la nuit est encore là, mordant. Et ces quelques voix qui traversent le silence à la fois doucement et brutalement sont un peu comme le premier rayon du jour qui se fraie un chemin un peu maladroit, découpe le ciel et fait tomber les étoiles. On ne le voit pas encore mais déjà le soleil se lève.
Paul Hillier qui a dirigé le De Profundis qui m’a fait découvrir Arvo Pärt a aussi dirigé le Magnificat mais dans une version peut-être plus… chaleureuse, et ce qui m’intéresse dans la version que je vous ai fait écouter, c’est que je la trouve plus… brutale. Vous allez comprendre pourquoi.
Le Magnificat est profondément un chant de l’incarnation, non seulement parce que lors de la visitation Marie enceinte de Jésus rencontre Élisabeth enceinte de Jean le Baptiste, mais parce que par trois fois Marie chante l’engendrement.
Vous avez pu entendre ces traductions du Magnificat en langue française : « tous les siècles me diront bienheureuse » et encore « sa miséricorde s’étend d’âge en âge ». Le texte français de l’Association épiscopale liturgique pour les pays francophones ou AELF emploie même le mot d’âge dans tous les cas : « les âges me diront bienheureuse » et « sa miséricorde s’étend d’âge en âge ».
Ces mots de siècles et d’âges, s’ils ne sont pas foncièrement faux en soi, du moins ils n’ont pas un sens contraire à l’Évangile, portent des sens très secondaires et sont le résultat de plusieurs dérivations successives, un peu comme ce que soit un déni, soit un bouche à oreille peu rigoureux pourrait dégrader ou substituer dans le temps.
« Désormais, toutes les générations me diront bienheureuse. » Quand Marie prononce ces mots, elle fait sien le cri de joie de Léa au chapitre 30 du livre de la Genèse lorsque naît Aser, fils de Jacob. Léa dit « les filles me diront bienheureuses ». C’est une parole célébrant une naissance. Marie reprend cette phrase et exprime directement la notion d’engendrement. Les générations me diront bienheureuse, les engendrements me diront bienheureuse.
Ce ne sont pas seulement les femmes, les mères, où les filles. Ce sont tous les engendrements qui donnent naissance à une nouvelle génération, ce sont toutes ces générations, toutes ces progénitures issues de ces engendrements qui la diront bienheureuse : les enfantements me diront bienheureuse, les enfantés me diront bienheureuse.
En tant que mère, Marie répond personnellement à la peine du livre de la Genèse au chapitre 3, le récit de la chute : « je multiplierai tes souffrances, et spécialement celles de ta grossesse ; tu enfanteras des fils dans la douleur ». À cela Marie répond : les enfantements me diront bienheureuse, les fils et les filles me diront bienheureuses.
Alors Marie ajoute : « Le Puissant fit pour moi des merveilles, Saint est son nom. Sa miséricorde s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent. »
Sa miséricorde s’étend de père en fils. Sa miséricorde s’étend de mère en fille, Sa miséricorde s’étend d’engendrement en engendrement.
Ainsi, si nous le voulons bien, résonne en nous le Magnificat : tous les accouchements me diront bienheureuse, le Puissant fit pour moi des merveilles, sa miséricorde s’étend d’accouchement en accouchement.
Le mot grec employé utilise la racine de la génération, c’est-à-dire de la reproduction, l’engendrement. L’engendrement donne un fils, et il y a un âge du fils, et un âge du fils du fils, et la somme des âges et le temps des fils et des filles qui s’engendrent ça donne un siècle, mais le sens premier c’est l’engendrement.
En latin la première de ces occurrences dans le Magnificat est le mot « generationes », « générations ». La seconde et troisième occurrences sont les mots « a progenie in progenies ». La progénie, la progénération, la progéniture.
Dans son chant du Magnificat Marie répond personnellement à l’hérédité du péché originel. Alors que dans l’engendrement successif des nations chaque enfant hérite de ce péché originel, Marie chante : « la Miséricorde s’étend de progéniture en progéniture ».
La miséricorde s’étend d’enfantement en enfantement.
Le chant du Magnificat de cette mère enceinte qui rencontre sa cousine enceinte est un chant qui associe l’enfantement à la béatitude et à la miséricorde. Elle rappelle la nécessité de la naissance dans le Salut. Il ne s’agit pas seulement d’une réalité anthropologique du Salut, la naissance du Christ est une réalité gynécologique du Salut.
Il n’est pas seulement nécessaire que Marie soit mère, il n’est pas seulement nécessaire que Dieu se fasse homme, il n’est pas seulement nécessaire que Marie porte ce Dieu fait homme dans son utérus. Il est nécessaire que Marie accouche.
De la même manière que la triple notion d’engendrement s’efface peu à peu dans les traductions du magnificat au profit des notions de siècle et d’âge, la conscience de l’accouchement de Marie s’efface. La société peu à peu évite le sujet de l’accouchement en général qui devient un peu tabou.
J’ai rencontré des gens qui n’avaient pas de problème avec la conception virginale, le fait que Marie porte un enfant, ce qui est décrit dans l’Évangile, que Marie soit la mère du Seigneur, mais qui sont moins à l’aise avec le fait que Marie ait accouché. Un peu comme si Jésus serait sorti comme ça sous l’effet d’une sorte de césarienne un peu mystérieuse. Il y aurait un temps où Jésus est dans le ventre de sa mère, et un temps après où elle l’emmaillote pour le coucher, et le récit peut laisser une espèce d’ellipse gênée entre les deux. Pourtant le texte est clair : « Or, pendant qu’ils étaient là, le temps où elle devait enfanter s’accomplit, et elle mit au monde son fils premier-né ».
Elle mit au monde son fils premier né.
S’il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, il faut rendre au Christ son accouchement naturel.
Le dogme de la virginité de Marie précise : « avant l’accouchement, pendant l’accouchement, après l’accouchement », « ante partum, in partu, post partum ». Pendant longtemps cette insistance à dire « pendant l’accouchement » m’a intriguée parce que cette virginité me semblait évidente. Mais je me suis rendu compte que c’est peut-être moins la virginité qui est (*peu) évidente que l’accouchement. C’est peut-être moins la virginité que l’accouchement qui est difficile à accepter. Il est nécessaire de réaffirmer la réalité matérielle de l’accouchement de Marie. C’est un signe incroyable pour notre temps. L’accouchement est un signe pour notre temps.
La dévotion à Marie Parturiente est une grâce pour notre temps. Le Credo nous demande de professer : « Il est né de la vierge Marie ». On ne doit pas seulement professer qu’elle est sa mère, pas seulement qu’elle l’a porté, mais qu’il est né de Marie. Jésus a été accouché. Dans l’humilité de la crèche Jésus a été accouché par voie basse.
Il a fallu perdre les eaux, il a fallu les contractions, il a fallu que l’enfant s’extrait du corps de sa mère, il a fallu expulser le placenta. Il a fallu couper le cordon. Et après cela il aura fallu du temps pour que le corps de Marie s’en remette, physiquement. Le Christ est né de Marie.
Il n’y a pas que la croix qui est un scandale pour les païens. La naissance du Christ est le premier moment où le Dieu incarné est littéralement nu et couvert de sang. La nativité est l’un des seuls moments avec la mort du Christ où le Père peut prononcer la phrase du chapitre 16 d’Ézéchiel : Vis dans ton sang. Vis.
Il y a quelque chose de scandaleux et révoltant pour un homme ou pour un ange de voir un Dieu réduit à la forme d’un primate être mis bas par un mammifère femelle. Mais si on n’accepte pas cela, on n’accepte ni l’incarnation ni la naissance, et on ne peut prononcer cette parole du Credo : « il est né ».
Il y a quelque chose dans l’accouchement de très brutal, de très animal. L’accouchement est un des rares actes que l’être humain sait poser de manière innée. L’homme doit apprendre à marcher mais la femme n’a pas besoin d’apprendre à accoucher. Si notre société moderne dispense des cours d’accouchements, c’est à cause du mécanisme de la péridurale qui inhibe justement ce processus profondément instinctif, inscrit dans la femme elle-même. Et pour que l’accouchement se passe au mieux, la femme doit lâcher prise avec son esprit et s’abandonner entièrement à son corps.
Cet abandon à cette corporalité est nécessaire pour que l’accouchement se passe bien. Dans ce moment de l’accouchement il faut que le mental lâche prise. Certains ont aussi tendance à considérer le corps comme quelque chose qui porterait atteinte à la perfection de l’homme, le rendrait moins parfait. Pourtant le Credo est clair : nous attendons la résurrection de la chair, donc pour être parfait, l’homme doit avoir un corps.
Je crois que c’est l’obstétricien Michel Odent qui disait qu’avec la technicisation de l’accouchement, « la femme moderne a déjà perdu sa capacité à accoucher ». Marie nous rappelle cette capacité naturelle et instinctive à accoucher, Marie restaure cette capacité à accoucher. L’accouchement naturel n’est pas un acquis social. Le savoir-faire mis en œuvre dans l’accouchement naturel n’est pas un acquis social. La femme seule sait accoucher par elle-même.
Une amie me partageait comment l’accouchement de son enfant avait été le moment de sa conversion. Il y a, me disait-elle, un moment dans l’accouchement où tu crois réellement que tu meurs.
Cette nécessité de passer à travers la mort se retrouve dans la mort et la résurrection du Christ lui-même mais aussi dans le baptême qui signifie pour l’homme baptisé le fait de passer à travers la mort pour renaître. Ainsi cette expérience du passage à travers la mort est nécessaire au salut. La femme en accouchant expérimente par avance le mystère du Salut, du passage à travers cette mort, et ce passage, elle l’expérimente en donnant la vie.
C’est dans cet accouchement, dans ce passage à travers la mort, que se réalise à la fois la nativité, la conversion, et le Salut.
Ainsi Marie chante : Désormais tous les accouchements me diront bienheureuse, le Puissant fit pour moi des merveilles. Sa miséricorde s’étend d’accouchement en accouchement.
Il relève Israël son enfant, il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance, à jamais.
Sa miséricorde s’étend d’accouché en accouché et tous les accouchements me diront bienheureuse
Je vous laisse avec ces paroles vous approcher du mystère de la crèche.
Et n’oubliez pas de vivre.
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[Générique]
Citations:
- Arvo Pärt, Le Nuove Musiche : Magnificat - Stabat Mater,
- La Visitation de la Vierge à sainte Elisabeth, Atelier de Goossen van der Weyden, The National Gallery.
Voir aussi : Arvo Pärt, Paul Hillier : Da Pacem (contient le Magnificat) et De Profundis.