Posté par Thomas Debesse le 23/05/2024 à 19:00. Licence CC by (copiez-moi !)
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Libération, le journalisme qui sent les années 70
Après trois jours de marche sous le soleil et la pluie, dans la brume, la boue et les chemins de terre, je me retrouve sur le parvis de la cathédrale de Chartres. Mon appareil photo s’éteint d’épuisement pendant la procession quelques secondes avant que le cardinal Müller n’arrive. Avec mon téléphone je prends cette photo très simple et de très faible qualité, le bras levé, du mieux que je le peux, à travers la forêt de têtes des pèlerins exténués mais fiers et heureux.
Voici donc le cardinal Müller, dans la procession. Encapuchonné je reconnais le père Augustin Marie, à droite sur la photo. Au même moment, à mes pieds et hors-champ, il y a un homme, accroupi, avec un appareil photo à la main. L’appareil est très rudimentaire, argentique, pas même reflex, avec un viseur sur le côté. Ce spectacle a suscité en moi de l’admiration et de l’enthousiasme : « Sympa la démarche artistique ! » ai-je pensé spontanément. Cette personne avait un autre appareil photo autour du cou, et quelques attributs vestimentaires typiques du photographe professionnel. Si j’avais revue cette personne après la cérémonie, je serais certainement allé la rencontrer pour partager mon enthousiasme, recueillir son témoignage de photographe, explorer sa démarche artistique. Nous aurions certainement partagé des choses en commun. Nous nous serions peut-être rejoint sur une certaine idée du savoir faire, ou au contraire nous aurions exploré des divergences, avec passion et enthousiasme.
Et puis le lendemain, je découvre cet article de Libération, et en illustration de cet article, je vois cette photo…
[N’oubliez pas de vivre]
Je vois cette photo que j’ai vu être prise. J’ai vu le making-of de cette photo, en temps réel, j’étais présent, j’étais là. Il m’aurait suffit de tendre la main pour toucher le photographe. Et ce que je traverse alors est un ascenseur émotionnel, l’ascenseur émotionnel de la confiance devenue trahison. De l’admiration devenue déception. Je suis passé en moins de 24h, de ce sentiment : « Ouah, sympa la démarche artistique, trop cool ! » à un sentiment contraire : « Ceci est la honte absolue de la profession ». Alors je ne vais pas adresser ce jugement envers le photographe Stéphane Lagoutte. J’exclue également de ce jugement la personne qui a rédigé l’article. Je réserve ce jugement au journal Libération, à ceux qui portent la responsabilité éditoriale. Ceci est la honte absolue de la profession.
Ceci est la honte absolue de la profession.
Dans l’attente d’informations complémentaires je vais prendre le parti de tenir le journal Libération responsable de la commande et de la publication de cette photo. La responsabilité éditoriale revient au journal Libération.
Pour le moment, je prends le parti de considérer que Libération s’est servi du photographe. Je préfère rester sur ma première impression, sur mon enthousiasme premier et mon admiration originelle. Ce que je considère comme une démarche artistique respectable et admirable, et que je serais prêt à encourager en fait, semble avoir été détournée pour produire quelque chose d’abject. Et si Stéphane Lagoutte m’entend, je lui exprime l’intention de se retrouver autour d’une bière pour parler photo. Il y a quelques années par exemple je m’étais contraint à des règles de création particulières. Non seulement je me limitais à l’argentique, mais j’avais ajouté la contrainte que cet appareil photo argentique devait être un appareil photo jetable. C’est la règle qui fait le jeu. Certains dessinent au fusain, d’autres photographient à la peloche. Et si Stéphane Lagoutte se soumet à l’exercice de produire des photos de reportage en 2024 avec un appareil photo à pellicules, je trouve personnellement la démarche passionnante, j’ai envie de le rencontrer pour parler photo, pour partager cette passion, j’ai envie de produire une interview, j’ai envie de réaliser un reportage, ça me passionne, ça me botte !
Mais si Stéphane Lagoutte se soumet à l’exercice de produire des photos de reportage en 2024 avec un appareil photo à pellicule, une question se pose à moi : quelle est l’intention du journal Libération de faire appel aux services de Stéphane Lagoutte pour couvrir le pèlerinage de cette façon ? Était-ce l’intention du journal Libération, dès le départ, que la photo d’illustration de leur article sente les années 70 ? Parce qu’une photo couleur avec ces particularités, ces contrastes mal équilibrés, qui noircissent les ombres et transforment les traits du visage en rides noires, c’est un message. Mais ce message n’existe que dans la publication de Libération, ce message ne correspond pas au spectacle réel.
Je dis que cette photo sent les années 70, mais soyons large, étendons jusqu’aux années 90. Il n’était probablement pas rare qu’un photographe de presse produise des photos typées comme cela dans les années 70. Il n’était pas rare que le tout venant, éventuellement pèlerin, produise des photos typées comme cela dans les années 90. Le temps qui s’est passé entre les photos noir et blanc de la seconde guerre mondiale et le moment où les photos couleurs ressemblaient à cela dans la presse, ce temps est aussi long que le temps qui s’est passé entre le moment où les photos couleurs ressemblaient à cela dans la presse, et aujourd’hui. Ce pèlerinage fête ses 42 ans cette année et en première illustration d’article, Libération fait le choix de mettre un photo qui semble avoir 40 ans, alors que la réalité de la population est une moyenne d’âge de 21 ans… C’est-à-dire que la photo a une apparence d’au moins deux fois l’âge que la moyenne d’âge des participants.
Je faisais cette année mon 25e pèlerinage de Chartres, consécutif, en chapitre adulte. Et je n’ai pas encore quarante ans. Pourtant, comparé à la population du pèlerinage, je suis déjà un vieux. Le dimanche après-midi, à un chapitre de jeunes adolescent, Missio, j’ai raconté l’histoire d’un sans-domicile-fixe parisien qui était venu marcher dans leur chapitre en 2007. J’ai raconté comment malgré l’alcool et la maladie cet homme avait marché intégralement le chemin de Notre-Dame de Paris à Notre-Dame de Chartres, malgré la pluie, la boue et la grêle.
Photo d’archive, Pèlerinage de Chartres 2007.
J’ai raconté comment cet homme qui savait à ce moment-là que sa condition lui laissait moins d’un an à vivre, cet homme a marché courageusement l’intégralité du chemin. J’ai raconté comment il est mort anonymement dans la rue quelque mois plus tard, comment il a été enterré par le Collectif des morts de la rue, et comment, après avoir aidé à identifier le corps, j’ai pu retrouver et faire venir son fils se recueillir sur la tombe de son père, fils à qui j’ai pu transmettre le carnet de pèlerinage de son père, signé par tous les pèlerins du chapitre, ces jeunes ados qui n’avaient pas 20 ans pour la plupart et à qui cet homme avait promis « l’année prochaine, quand vous serez fatigués sur le chemin, je vous botterai les fesses de là-haut ».
Photo d’archive, Pèlerinage de Chartres 2007.
Cette année 2024 pendant ce pèlerinage j’avais le même âge que cet homme pendant son premier et dernier pèlerinage. Et parmi ceux qui ont écouté cette histoire en marchant, certains n’étaient même pas nés quand cette histoire s’est déroulée. Une jeune fille m’a dit que le jour où j’ai rencontré pour la première fois ce sans-domicile-fixe quelque mois avant le pèlerinage, cette jeune fille n’était née que depuis 16 jours. Ça c’est la réalité du pèlerinage de Chartres, et aucune photo, noir-et-blanc ou couleur mais couleur-des-années-70 ne saura vraiment exprimer cette réalité.
L’article qui est illustré par cette photo est beaucoup plus juste que l’illustration, Bernadette Sauvaget écrit notamment dans son article que c’est la troisième génération de pèlerins qui marche et que c’est aussi une affaire de transmission en famille.
En mettant ce genre de photo pour illustrer son article Libération s’attendait certainement à ce que les lecteurs se disent que le pèlerinage sent les années 70, sauf que c’est raté, parce qu’avec ce genre de photo, c’est Libération qui sent les années 70. Libération a essayé de produire par cette photo cette espèce d’image de cinéma, un peu comme « Le nom de la rose », sauf qu’en fait c’est Libération qui ressemble au « nom de la rose ».
Et s’il faut retenir un événement international majeur en France en 2024, ce ne sera peut-être pas les jeux olympiques, mais le pèlerinage de Chartres, événement pas moins sportif par ailleurs, et résolument ancré dans le réel et le quotidien des gens, accessible à chacun, de toute condition, à la mesure de ce qu’il peut faire, et profondément jeune, jeune et fécond.
N’oubliez pas de vivre.